A Day in a Life [12 notes]
1. Espacement
A Day in a Life pourrait ne durer qu’un jour. Un jour étendu
aux mesures d’un drone de La Monte Young. Une jour
détendu : un espacement. L’espacement des lettres d’un mot
et des mots dans un texte améliore, en particulier chez les
dyslexiques, la vitesse et la qualité de la lecture. Espacer est
mettre de l’écart, interposer. La mise en oeuvre d’une
exposition est proche des modalités et des exigences de
l’aéronautique : l’espacement est le moyen utilisé par les
services de la circulation aérienne pour réguler le trafic.
Dans l’espace, il pourrait s’agir d’établir des distances
verticales et horizontales entre des oeuvres, permettant de
garantir sinon leur sécurité du moins leur visibilité et leur
compréhension.
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2. Déconstruction
Agencées, mises en situation et en mouvement, les oeuvres
retrouvent une vertu : elles écartent, déploient, amplifient.
Pièces détachées, ébauches, ouvrages en attente entrent dans
la composition. Le mode et la disposition, dans le souvenir
d’un art réputé abstrait, hérité du modernisme, s’inspirent
d’une radicalité qui aurait su préserver ses principes
constitutifs ; les fondements s’inscrivent eux dans l’héritage
d’une pensée de la déconstruction. La déconstruction (terme
proposé par Jacques Derrida pour traduire les mots
Destruktion et Abbau utilisés par Heidegger) n’est ni une
méthode ni un système, philosophique ou autre, mais une
pratique. Derrida précise : « Je me rappelle avoir cherché si
ce mot déconstruction (venu à moi de façon apparemment
très spontanée) était bien français. »
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3. Territoire
Combinaison d’images, de rythmes, de signes, de codes ;
peut-être même, à y regarder de près, scories du design et de
la culture populaire. OEuvres, archives, copies, documents
distribuent dans l’espace des ondes de couleurs, de formes,
de matières (affinées, raffinées parfois), des jeux graphiques
aux lignes de fuite tangibles ou virtuelles. L’espacement
organise et conforte le lien entre un lieu et des objets,
qualifie l’espace devenu territoire, redonne vie et fonction à
des images et des vues rapportées de l’atelier.
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4. Vitesse
Espacer est exhausser l’hétérogène, éclaircir des
différenciations aussi bien que des variances. Selon la
théorie des probabilités, la variance caractérise la dispersion
d’un échantillon. Ce processus génère de l’inertie. L’inertie
(d’un corps) est la résistance à une variation de vitesse. La
vitesse mesure le rapport de la distance parcourue au temps
écoulé. Les oeuvres établissent des espacements qui
caractérisent le temps et l’espace de l’exposition. Mesurer
le rapport de la distance parcourue au temps écoulé —
restituer cette mesure — pourrait être l’enjeu.
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5. Dévoilement
Il faudrait pouvoir établir la condition d’une exposition
comme on définit la condition de l’art. La condition la plus
favorable serait d’entrer de plain-pied, de circuler aisément,
d’appréhender les pièces du dispositifs selon le rythme et le
rite d’un dévoilement. Dévoiler est faire apparaître ce qui
d’ordinaire échappe au regard, porter à jour (au jour) ce qui
est frappé d’obscurité. Le dévoilement est une promesse. Il
ouvre non vers un futur mais vers ce qui va advenir. Le
futur, comme le passé, est un présent décalé dans le temps,
tandis que l’avenir (l’à-venir) est imprévisible, irréductible
à quelque présent. Le futur répète (un passé), tandis que l’àvenir
est une expérience qui se déploie à partir d’un corpus
ouvert, à lire et interpréter chaque fois de manière unique,
nouvelle.
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6. Définition
Concevoir une exposition est en établir la définition. Il
existe plusieurs dictionnaires et encyclopédies dans une
même langue et dans un même temps ; pourtant les
définitions des mêmes objets ne sont pas identiques. En
outre, une définition s’applique plus volontiers à des mots
qu’à des choses. La proposition que dévoile A Day in a Life
ne renvoie pas à telle ou telle classification entendue,
attendue (des oeuvres présentées), mais établit des
correspondances inédites, espérons-le frappantes, entre des
oeuvres et leurs succédanés : documents, oeuvres
secondaires, pièces en disgrâce, b-side du disque vinyle.
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7. Objection
Le succédané s’inspire de l’oeuvre et l’inspire, mais ne la
remplace pas. L’oeuvre, en vis-à-vis de ses ersatz, est une
objection. Elle objecte et s’objecte : se dispose
objectivement. Les pièces secondaires sont des objets
frappés d’infortune. Comment les appréhender ? Ponge
propose ceci : « Considérer (la chose) comme non nommée,
non nommable, et la décrire ex nihilo si bien qu’on la
reconnaisse. Mais qu’on la reconnaisse seulement à la fin :
que son nom soit un peu comme le dernier mot du texte et
n’apparaisse qu’alors. Ou n’apparaisse que dans le titre
(donné après coup). »
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8. Réglage
Le réglage des espacements des lettres et des mots est une
affaire de typographie. Il faudrait inventer un terme pour
qualifier l’art d’agencer, d’assembler des images et des
formes (un mot alternatif au buzzword « multimédia »
utilisé à tort et à travers pour nommer les oeuvres combinant
sons, texte et images). Les modalités du dispositif
s’apparentent à celles d’un voyage, au cours duquel il s’agit
d’établir des distinctions, des différences (ou, selon le
néographisme de Derrida, des différances).
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9. Interstices
La finalité est de discerner. Il s’en faut de peu, dit encore
Ponge, « que voyager fût dit de l’action même de voir », « à
cette différence essentielle pourtant que ce qui se déroule
alors, de manière automatique, ce n’est plus la pensée, mais
le monde. » Une exposition est un monde qui nous
comprend : dans lequel nous sommes insérés. Comment,
par quelle déviation ou dérivation, considérer cette
construction ? Par les interstices (les « ajoutages » disait
Proust) de ce que Georges Perec nomme « le reste » : « Un
grand nombre, sinon la plupart, de ces choses ont été
décrites, inventoriées, photographiées, racontées ou
recensées. Mon propos (…) a été plutôt de décrire le reste :
ce que l’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque
pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il
ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et
des nuages. » (G. P.)
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10. Simplicité
Ce monde est muet et nous sommes en retard. Les oeuvres
sonnent à l’heure comme des horloges. « Les amateurs
d’art, mentionnait Réquichot, sont des destructeurs des
horloges qui croissent ». Discerner est rechercher des
concordances, un accommodement, un assentiment, une
entente ; non que les oeuvres soient simples (elles ne
sauraient l’être), mais parce que la simplicité de leur
coexistence dans un espace est une conquête sur la
complexité (comme la clarté sur l’obscur).
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11. Manque
Le même Réquichot relate que lorsqu’il rentre chez lui avec
des objets prélevés dans la nature, il lui manque toujours
quelque chose. Que lui manque-t-il ? « La circonstance de
la vision, le rythme de la marche, la distraction surprise
dans sa trouvaille, la tournure de la pensée, l’état,
l’instant ». Il précise : « Ne devrais-je pas mettre mon nom
sur les montagnes, au creux des golfes, au coin des
champs ? Ne devrais-je pas signer certains instants par
lesquels je passe, devant les choses ? » (B. R.)
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12. Commencement
On ne pose pas un regard sur les choses (les oeuvres) pour
s’en emparer. Les toucher, les déplacer les altère. Les
instants par lequel l’artiste est passé sont en elles. Alors,
comment restituer « la circonstance de la vision », « l’état »,
« l’instant » ? L’essentiel est de percevoir en nous la fluidité
des formes, de saisir « ce qui nous ressemble et nous
rassemble », disait si bien Pina Bausch. Voir est imaginer
avoir vu et découvrir chemin faisant que l’ont n’a pas
encore découvert l’amorce, les prémices, les balbutiements.
Le commencement est lui aussi (probablement) à découvrir
dans la promesse de l’à-venir : « J’ai peut-être déjà fait mes
dernières peintures, mais peut-être pas encore mes
premières », disait malicieusement Julije Knifer.
Alain Coulange
Août 2012
Ouvrages cités : Jacques Derrida, De la grammatologie, Éditions de
Minuit, 1967 et Psyché : Inventions de l’autre, Galilée 1987 ; Francis
Ponge, Le grand recueil, Tome II, Méthodes, Gallimard, 1961 ; Georges
Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Christian Bourgois,
1975 ; Bernard Requichot, Les Écrits, La Connaissance, 1973
Vous pouvez visualiser ici le flash sur l’exposition A Day in a Life qui est passé dans l’agenda culturel de France 3 région Centre vendredi 11 janvier 2013 : A Day in a Life