Amel Bennys
Les liens peinture-sculpture ont pris, avec le débat du Paragone au XVIIème, siècle une allure de rivalité, de combat. La naissance du collage et de l’assemblage par les cubistes a réouvert un dialogue dynamique entre les deux médiums. C’est dans cette histoire de l’art que se placent les œuvres d’Amel Bennys, où chaque œuvre semble tout à la fois questionner les autres et y répondre. Dès sa formation de peintre à L’École Supérieure des Beaux-arts de Paris, Amel Bennys est portée par un désir de sculpture. Ce n’est qu’en 1998, que cette pratique prend le dessus ; mais ce désir est visible – en germe – dès les premières peintures de l’artiste. On y voit déjà se dresser, dans un effort incertain et précaire, des portiques aujourd’hui matérialisés. Les tensions de leurs gammes colorées et la compacité du plan pictural ne sont pas sans évoquer la peinture de Sylvie Fanchon1. Ici, chacun des médiums exploite, en conservant sa spéci?cité, les possibilités offertes par la tension entre l’équilibre et la fragilité. L’échange entre les techniques ne se fait pas à sens unique, du dessin vers la sculpture : de ce fait certains croquis ne sont pas à regarder uniquement comme un travail préparatoire tant le jeu des couleurs et des brillances les éloigne de la question sculpturale ; inversement, le portique de l’installation de Tunis, Il était une fois, se démonte ici pour se coller au mur, comme tenté par le plan, par les deux dimensions.
Les matériaux, par leur simplicité triviale et leur brutalité, rapprochent immédiatement sa sculpture de celle du minimalisme américain. Ils sont assemblés d’une manière presque architectonique : très souvent les sculptures semblent être les colonnes d’une architecture précaire. Elles rappellent les « abris » que Robert Grovesnor a construits de 1988 à 1990, sans leur « tonalité apocalyptique »2. La beauté de ces matériaux bruts, pour notre regard éduqué par les œuvres de Carl André, Ulrich Ruckriem ou Richard Serra, Amel Bennys tente de la contrecarrer en éliminant soigneusement les traces de couleurs, les arrachements, tous les signes qui les rendraient témoins d’un passé, d’un usage. C’est d’ailleurs dans ce sens, dans cette logique, que l’application de la couleur intervient : elle privilégie celle, signalétique, des matériaux de chantier – d’où proviennent souvent les bouts de bois ou de métal. Comme pour la suppression des traces, elle lui permet de « dédramatiser », d’éviter le pathos
Dans le but d’af?rmer la totale autonomie de l’œuvre, Paul Klee compare le tableau et sa construction à un organisme : « De même que l’homme, le tableau a lui aussi un squelette, des muscles et une peau. On peut parler d’une anatomie particulière du tableau. Un tableau avec le sujet « homme nu » n’est pas à ?gurer selon l’anatomie humaine mais selon celle du tableau. On commence par construire une charpente de l’œuvre à bâtir. La mesure dans laquelle on pousse au-delà de cette armature est facultative, une ef?cacité artistique se peut exercer dès la charpente, plus profondément qu’à partir de la seule surface. »3 Les sculptures d’Amel Bennys ont elles aussi leur anatomie particulière. Elles provoquent facilement la métaphore humaine ou animalière : dressées sur leurs jambes, parfois unique, elles jouent sur le contraste entre la lourdeur des matériaux, sélectionnés pour leur solidité, leur résistance, et la fragilité de leur érection . Dans sa série des Ubu réalisés en 1988, David Nash procède lui aussi par analogie. À partir de troncs de chênes, le sculpteur anglais crée un répertoire de formes limitées auquel il accole le nom du redoutable personnage d’Alfred Jarry. La longue branche s’af?ne en un mouvement incertain qui implique un déséquilibre.
Ces possibles analogies formelles alliées à la relative instabilité de leur assemblage provoquent une immédiate sympathie du spectateur pour les œuvres. C’est cette réception amusée qui les rapproche des sculptures ludiques et colorées de Peter Soriano. La présence de roulettes sous les pieds de certaines sculptures d’Amel Bennys rend directement envisageable la mise en mouvement de ces anatomies grotesques. Dans un texte sur l’installation faite à Tunis, Catherine Herszberg parle de la légère mélancolie qui peut nous saisir face à la vulnérabilité de ces œuvres : « C’est leur gaucherie qui arrête le regard, c’est leur embarras qui nous en approche, c’est leur atermoiement qui nous les rend poignants. »
1 Artpress, septembre 2005.
2 Jean-Pierre Criqui, « Robert Grosvenor », Artforum, janvier 1993.
3 Paul Klee, Théorie de l’Art Moderne, Genève, Éditions Gonthier, 1968, p.11.
4 Les jardins de Dar al Kamila – Exposition de sculptures contemporaines – Résidence de France à la Marsa – Tunisie, Tunis, Institut Français de Coopération, 2004, p.58.
Isabelle Geoffroy-Dechaume
Je dois maintenant te dire en con?dence que je suis tout près de trouver le secret de la génération et de l’organisation des plantes et que c’est la chose la plus simple qui se puisse imaginer. On peut sous ce ciel faire les plus belles observations. J’ai trouvé avec une parfaite clarté et sans aucun doute le point essentiel où le germe est logé ; je vois aussi tout le reste en gros ; quelques points seulement devront être mieux déterminés. La plante primitive devient la chose la plus étrange du monde, et que la nature même m’enviera. Avec ce modèle et sa clef, on pourra ensuite inventer des plantes à l’in?ni, qui seront conséquentes, c’est-à-dire qui, sans exister véritablement, pourraient cependant exister, et qui ne seront pas des ombres et des apparences pittoresques ou poétiques mais auront une vérité et une nécessité intérieures. La même loi s’appliquera à tous les êtres vivants. 1
Lorsque Goethe écrit cette lettre d’Italie à son ancien maître Herder, resté en Allemagne, il espère avoir trouvé dans la nature un modèle, une sorte de matrice, pour sa création poétique. Ce qui est important, c’est l’association ici faite et dont l’avenir est prometteur, des sciences de la nature et de celles de l’esthétique. Pour l’auteur allemand, les deux vont du même pas : le procès de la nature, comme celui des arts, est un façonnement, une construction de la forme ; une forme qui se déplie, se déploie selon un rythme qui ne lui préexiste pas.
Sa plante primitive, Isabelle Geoffroy-Dechaume ne l’a pas trouvée lors de son long séjour en Espagne, à la Casa Vélasquez, mais en Bretagne, dans le jardin de la maison familiale. Un peuplier, aujourd’hui abattu, dont il ne reste que le souvenir et quelques photographies, occupe la majorité de ses projets picturaux, depuis les minuscules gouaches sur kraft jusqu’aux imposantes peintures marou?ées. Mais à l’inverse de Goethe qui cherche à percer la « sainte énigme »2 qui se cache dans la plante, l’artiste tient son arbre à distance, garde soigneusement intact son secret. Chacune des oeuvres est une vérité de l’arbre, exactement comme l’est chacune de ses parties : « La nature trouve le secret de mettre de l’unité même dans les parties détachées d’un tout. La branche détachée d’un arbre est un petit arbre complet. […] » 3 Cet arbre fournit à Isabelle Geoffroy-Dechaume ce que Konrad Fiedler, philosophe de l’art allemand, réclame à l’art : connaissance et sentiment4. La connaissance d’abord, parce qu’il est pour elle un motif, dans tous les sens du terme : l’arbre et son souvenir sont à l’origine d’une exploration, d’une enquête de l’artiste sur la couleur, le geste, l’inscription… Ce travail d’inventaire constitue un ensemble proche de l’herbier. Le sentiment, ensuite, car sa présence répétée dans l’œuvre ne peut résoudre le trouble provoqué par sa disparition.
Dans ses croquis, l’artiste tente de saisir tous les possibles proposés par l’arbre : elle s’en approche, s’en éloigne, relève un détail, le cerne, le perd dans la couleur. Les petits papiers, parfois marou?és sur toile, s’approchent, par leurs couleurs parfois criardes et leurs jeux de rapport entre le fond et la forme, des petits paysages que Matisse fait à Collioure entre 1905 et 1907. Isabelle Geoffroy-Dechaume a précédemment travaillé sur des vues de fenêtres ouvertes, thème cher lui aussi à l’artiste. La petite gouache, où l’on aperçoit à la fois la maison et l’arbre, joue sur la saturation colorée du fond bleu qui irradie et repousse le brun qui marque les contours dans le fond, jusqu’à nous laisser l’imaginer totalement en réserve. Ce rapport est encore perturbé par l’épaisse trace rouge du sol qui vient af?rmer la littéralité du plan.
Les grandes toiles sont, elles, plus complexes, moins directes dans leur procès. Elles sont d’abord peintes sur une toile libre qui est redécoupée, voire recadrée, avant d’être marou?ée sur une autre toile. Certaines laissent voir l’arbre dans son entier mais isolé, privé de tout contexte, comme l’étaient ceux gravés de Zoran Music. Le liant à la colle que l’artiste utilise lui permet de jouer sur des épaisseurs tactiles qui, associées à des grattages, mettent à jour les couches précédentes de l’œuvre. Fond et forme, là encore se confondent, plus particulièrement dans l’arbre blanc et vert où les couches de peinture blanche interviennent à plusieurs stades de l’élaboration picturale. L’arbre apparaît et s’efface dans le même temps.
1 Goethe, Voyage en Italie, Paris, Bartillat, 2003, p.365. Traduction de Porchat revisitée par Jean Lacoste.
2 Goethe, « La métamorphose des plantes » in Œuvres, Paris, Hachette, 1861-1863, p.308.
3 Eugène Delacroix, Journal, Pages choisies, Paris, Édition des Mille et Une Nuits, 2002, p.80.
4 Konrad Fiedler, Aphorismes, Paris, Images Modernes, 2004, p.32.