de la couleur
Dans La Métamorphose des plantes, Goethe expose le principe de la transformation : un organe visible – invisible, unique et toujours changeant, passe de la graine à la feuille, au sépale, au pétale, au fruit puis de nouveau graine… La croissance est une suite rythmique d’expansions et de contractions, dans cette respiration se cache la « plante primordiale », le fait qu’une feuille pousse au bout d’une branche nous paraît évident, pourtant c’est l’un des premiers concepts, simple et complexe. L’œuvre d’art doit avoir la même complexité évidente.
La couleur est pour la peinture ce mouvement qui s’étend et se déplace ; une durée incarnée qui détache le regard de ce qui voudrait le fixer à une forme. Elle est la présence d’une indétermination fondamentale, d’un flottement des repères spatiaux, « un souvenir en liquéfaction » (N. Guiet). Le processus de la mise en œuvre n’est pas la production formelle d’un sujet, mais le tressage de toutes ces données ; matière, couleur, forme poussent les unes dans les autres pour ne faire « qu’un ».
« Son caractère volatile » (A-P. Thorel), détache de la surface quelque chose comme une buée, linge transparent, comme cette pellicule qui revêt les corps des personnages de Pontormo et de Rosso, une deuxième peau qui va en avant de l’épiderme.
Dans Le Traité des couleurs, Goethe nous dit que la couleur est sombre, elle est un obscurcissement de la lumière, elle est aussi un éclaircissement du noir, (qui ne joue aucun rôle chez Newton) ; la couleur est la lumière obscurcie, elle est inséparable du mouvement, même si c’est « un véhicule lent » (G. Gross).
Goethe nomme « intensification » cette dynamique de la couleur, elle détermine le sujet.
Rubens dans « La Descente de croix » du Musée de Lille utilise la cape rouge de Saint Jean pour faire descendre la composition ; le tableau semble une grisaille et le rouge est utilisé comme un poids ; il répète ce principe dans beaucoup de ses tableaux.
Picasso le fait avec le jaune, qu’il inscrit en bas de ses œuvres, c’est une couleur mouvante qui fait tourner la composition.
Avec Mondrian, la couleur quitte pour un temps sa chromaticité et devient la raison du tableau.
Avec Albers, la couleur joue dans les deux directions, « l’actuel » et le « factuel ».
Avec Matisse, « Dessiner la couleur avec des ciseaux. Découper à vif dans la couleur me rappelle la taille directe des sculpteurs. », la couleur devient plan, masse, forme.
Sylvie Turpin, Commissaire de l’exposition
Ce qui m’intéresse avant tout c’est ce qu’il reste après tout.
Chaque tableau est donc considéré comme une tentative. Il s’agira en effet de maintenir, de préserver, l’évident instant d’un petit dessin jusqu’au tableau. Une suite de procédés de fabrication s’enchaîne et chaque nouvelle étape est un échec potentiel. C’est dans le temps de ces déplacements que se situe la peinture, le tableau est l’étape finale.
Le dessin
– Quelques verticales, quelques horizontales, le cadre de recherche est posé. Sur cette grille, des petites choses se cherchent, récemment des boucles, pas même des arabesques, le travail s’installe, sur du A4 généralement, à l’échelle de la main donc. Les «griffonnages» projetés comme possibles seront tentés en tableau. Cette habitude sera mise à mal par les opérations à suivre.
– Une reprise en est faite sur le mur au fusain, sans aucun moyen technique de transposition. La grille est tracée à l’échelle des tableautins (35 x 24 cm), et le «petit dessin» à l’échelle du corps cette fois-ci. Effacement, redressement, s’opère une nécessaire évolution, le changement d’échelle l’implique. Un gribouillis d’un mètre cinquante n’est plus un gribouillis. La reprise de celui-ci à cette échelle est déjà une image, je tente alors de préserver cette valeur de l’instant du dessin. Je ne souhaite pas l’image. Le dessin devient ligne à ce moment.
La peinture
– Les tableautins apprêtés prennent alors leur place sur le mur. La grille prend corps et devient une structure. À ce stade, elle m’évoque la «cage à poule» des jardins d’enfants, pour ce qu’elle augure, le jeu ou les oiseaux d’Alfred Hitchcock. La ligne est transférée sur ces tableautins, à la surface. Elle est encore une fois contrainte, la mise en tableau l’implique. Un dessin mural transposé sur un tableau est une image à nouveau. La potentialité de la ligne est repêchée.
– Une fois fixé, ce dernier report au fusain est recouvert de scotch puis, de tableautins en tableautins, à l’échelle de la main à nouveau, découpé par segments de largeur constante. Il est impossible de suivre les variations du fusain. La ligne acquiert de nouveaux galbes, elle synthétise, résume, elle est la quatrième de couverture.
– Après le passage de plusieurs couches de blanc, le collant est retiré laissant apparaître en creux le dessin. Ce sillon est alors rempli de peinture. Sombre, il parcourt la surface de certains tableautins et de case en case dessine. Au premier regard ce linéament est évident, très vite c’est-à-dire tout de suite, il nous en dit l’impossibilité. Sa fluidité mais sa composition en creux, sa rapidité mais sa facture contrainte, mais son échelle, sont autant d’indices qui réfutent son immédiateté. Il nous rappelle en permanence en deçà, il transporte la charge de sa fabrication.
Le tableau
C’est par la couleur que le tableau arrive enfin. Ici pas de règle, des choix. Les éléments de la grille restés inoccupés, peuvent désormais devenir des monochromes. Ils proposent un nouveau regard, un autre temps, chaque couleur est un point de ralentissement, d’arrêt, d’accélération. La grille devient modulaire et dynamique, elle propose le jeu, et comme dans tout jeu, l’intérêt réside au-delà des règles. Cette dernière opération est donc des plus contradictoires et c’est elle qui fait le tableau : par la couleur et l’expérience que chacun en fait, maintenir à la surface, au présent donc, le dessin, le faire tenir alors même qu’il porte cette charge des constructions, c’est une vision comme différée en permanence.
La peinture est un véhicule, lent.
Geoffroy Gross
Métonymies
Une présence sans être complètement la chose.
Initie un espace d’évocation et d’interprétation en donnant des indices mais ne renseigne que trop peu pour être une figure stricte. L’écho d’une forme, d’un élément, d’une situation, d’un contexte.
Pourtant tout est là, un peu plus bas, un peu plus haut, un peu plus à gauche ou à droite, dans l’angle.
Une composition, une surface et par elle la couleur. Elle la module, la nuance, l’organise, lui donne un espace, s’y repose ou s’y oppose, la prolonge ; et réciproquement.
La couleur s’emprunte, se déplace, se substitue à une autre ; nous l’avons tous déjà rencontrée dans une autre situation, ailleurs.
Trois pièces principales qui balisent le lieu.
Plus on s’avance, plus les couleurs s’assombrissent.
Deux complémentaires, orange et vert, et leur somme presque, un gris chaud très proche du noir, à le confondre.
La première est orange, souvenir en liquéfaction d’un tableau sinon d’un socle ou d’une sorte d’entre deux, genre de pupitre. Ou bien tout simplement une robe. Débordant du mur, en laisse apparaître dès que l’on entre un fragment, comme les pieds de l’enfant se cachant derrière le rideau, nous indique que nous sommes attendus de l’autre coté du mur.
La seconde est verte, encadre l’espace et renvoie à l’écran, nous rappelle que dans un accrochage le vide n’existe pas. Se place en charnière, articule comme une interface les deux autres pièces.
Enfin, la dernière est sombre, localise et pointe synthétiquement les limites de la couleur et de l’espace donné, annonçant leur fin en ciblant le dernier coin de l’architecture, tout au fond de l’exposition, avec possiblement une nouvelle perspective…
Nicolas Guiet
Notes d’atelier :
7/11/2007 : Le maniement des énergies multiples de la couleur crée bien des surprises. C’est un des moteurs de mon travail.
11/7/2001 : Construire des peintures à l’œuvre d’elles mêmes, le format à l’échelle du corps, tel est mon but, après avoir regardé les ciels, les espaces, les champs, les gens, le mouvement des villes, après avoir écouté, écouté tant de sons, de musiques, de paroles, de silences, faire parler la peinture et rien d’autre.
8/5/2009 : Au sein de la polymorphie de mon travail, les séries de lignes sont des fractions de mon parcours.
20/11/2008 : Le rythme du travail détermine le choix de la couleur. Je la prépare au fur et à mesure de l’avancement du tableau. J’observe que la fréquence, le rythme des espacements la transforme. Ce sont les décisions prises au cours du travail qui édifie la présence et la lumière. C’est finalement un processus organique. J’accorde une place importante à la notion de présence, de rythme, de lumière. L’intuition, le ressenti devant le tableau est fondamental.
3/2/2009 : J’associe couleur, geste, rythme, superposition, de façon à construire, non pas une harmonie mais un espace spécifique qui possède un mouvement interne. Chaque tableau est une instrumentation, c’est-à-dire une application du caractère volatile de la couleur, du geste et du rythme. Chaque peinture dresse un rapport particulier de ces trois composantes et provoque un sentiment général, sans narration. C’est un ensemble actif comme les notes sur une portée.
7/3/2009 : mes surfaces sont mates, opaques et irrégulières. Le temps d’exécution de chaque ligne est rapide à cause de l’utilisation de l’encaustique. Et le travail de la main est visible.
16/3/2009 : Je veille à ne pas avoir d’interdits ni de lois dans ma façon de travailler la couleur. Les couleurs vibrent à des hauteurs différentes, comme les sons, mes couleurs sont le résultat d’un mélange mais celui ci est altéré par la proximité des autres. Chaque couleur ne s’anime et prend son identité que dans la présence des autres, elle se comporte alors d’une certaine manière et conduit à un «vibrato».
19/7/2010 : j’assume une liberté formelle que j’ordonne autour du principe de réalisation sérielle, chaque tableau a son enjeu, je le veux autonome au sein de la série, jouant de l’indépendance et de l’interdépendance avec des temporalités différentes.
20/7/2010 : Ce qui est important, c’est que les lignes d’une même couleur puissent avoir un caractère particulier dans l’ensemble.
Annie-Paule Thorel