Deux artistes construisent leur œuvre sur l’effondrement, ou plus exactement, la dispersion des deux genres auxquels ils appartiennent, la sculpture pour l’un et la peinture pour l’autre. Il ne s’agit plus pour Gaëlle Bosser et Al Martin d’être les premiers dans la décrépitude de leurs arts respectifs, selon le mot fameux de Baudelaire, mais de remonter, à partir des pièces éparses du mécano de la modernité et de leurs propres pratiques d’atelier, la possibilité d’articulation nouvelle des différentes parties de l’art.
Les galuches sont les pièces de bois produites par l’abattage d’un arbre. Le bûcheron entaille le tronc selon deux plans sécants pour dégager un gros triangle de bois, créant ainsi un défaut de soutien, qui lui permet de contrôler et d’orienter la chute de l’arbre. Ces galuches sont abandonnées en forêt, à proximité des souches, comme autant de reliquats sans autre valeur que de témoins de ce qui a eu lieu. Gaëlle Bosser les ramasse, comme d’autres les champignons, et en fait les éléments de base de sa sculpture. Alors que la sculpture sur bois traditionnelle suppose la taille, la coupe et le retrait, Gaëlle Bosser procède par assemblage et accumulation. Elle opère par greffe et bouture, donnant une unité nouvelle à ce qui était épars.Les galuches sont des éléments simples prédécoupés, l’opération de taille a déjà eu lieu, la « sculpture » peut désormais s’apparenter à une opération de remontage combinatoire.
Le procédé s’apparente doublement à une greffe, dans la mesure où les galuches ne sont pas uniquement raboutées entre elles, mais y sont également adjointes différents matériaux : chaînes, cordes, pièces de tissu, objets divers… Les œuvres ainsi obtenues sont donc matériellement hybrides, relevant davantage de l’assemblage que de la sculpture dans la masse. Les différentes parties constitutives d’une pièce sont mises en relation selon quatre modes : articulées au moyen de crochets métalliques comme Trainarde ; en simple contact comme Playtime ; jointes par un élément tierce comme Passage ; dans une proximité « magnétique » qui fait lien comme The tale of the tail.
Pas plus que Gaëlle Bosser ne travaille avec les outils de l’ébéniste, Al Martin n’utilise de pinceau. Cet interdit pourrait même constituer la matrice de son œuvre. Quels que soient les séries et les principes qui les définissent, l’usage du pinceau est ou bien absent, ou bien réservé à des opérations préparatoires assez basiques. Ce refus d’utiliser les outils traditionnels dévolus à une pratique artistique – peinture ou sculpture – provient sans doute d’une volonté exploratoire radicale : comment faire une chose sans recourir aux moyens de fabrication de cette chose ? En quoi la chose réalisée en sera-t-elle modifiée ? Pourra-t-elle, même, être toujours considérée comme un exemple de l’ensemble « choses » ?Mais au-delà de ces explorations – formelles, techniques, matériologiques, génériques – le refus des moyens traditionnels traduit une attitude plus profonde. Cela révèle une défiance historique vis-à-vis de l’héritage technique des artistes. Les outils et les méthodes ne sont pas des instruments neutres ; ils sont des formes incarnées de données idéologiques et culturelles qui conditionnent le travail de l’artiste en profondeur. L’outil utilise la main qui le manipule. Il est bien évident que la conception traditionnelle de la sculpture conçue comme dégagement de la forme enfouie dans la masse du matériau brut n’a rien de commun avec une pratique de l’assemblage pour laquelle le travail repose sur l’agencement d’éléments hétérogènes. Ce dernier cas répond à un contexte duquel l’idée même de « forme enfouie » – c’est-à-dire d’une Forme (au sens platonicien) idéale que le travail de l’artiste aurait pour tâche d’extraire de sa gangue anecdotique – a été totalement évacuée. Seul subsiste le matériau, dans sa brutale « idiotie», c’est-à-dire, selon Clément Rosset, sa complète absence de signification.
Paradoxalement, c’est le peintre qui a recours aux outils du sculpteur et du graveur sur bois, puisque les « peintures inversées » d’Al Martin sont creusées à la gouge et poncées au papier de verre. Ce déplacement des techniques entraîne un renversement total de la peinture. D’une part, toutes les catégories formelles servant à articuler le rapport forme / fond, premier plan / arrière-plan, figure / espace, surface / profondeur, matérialité / illusionnisme, etc. sont basculées cul par-dessus tête. Rappelons brièvement la procédure. Ces toiles reçoivent 183 ou 365 couches de peinture acrylique monochromes. Elles se recouvrent l’une l’autre, jour après jour, jusqu’à former une épaisseur que l’on peut mesurer par les bords, le pourtour de la toile offrant, au terme du processus, un aspect effrangé et feuilleté où les différentes couches bavent les unes sur les autres et débordent hors du tableau. Un « vomit edge », en lieu et place du « hard edge » greenberguien, en somme. Puis, Al Martin creuse l’épaisseur de cette surface – une forme d’oxymore – au moyen d’une gouge, jusqu’à atteindre la couche la plus profonde, ce qu’il appelle parfois, en une expression assez duchampienne, le « retour à la vierge », c’est-à-dire l’exhumation de la toile brute. Ce qui fait motif, au fond, c’est la toile vierge. Ce qui est à atteindre, c’est le point de départ. Et ce qui est découvert est effectivement un point, tant il est vrai qu’en leur centre et en leur fond, toutes les formes se résolvent en un point.
D’autre part, cette façon de procéder revient à sculpter l’épaisseur de la peinture, à aborder le tableau avec gouges, papier de verre ou couteau (pour la série des « Peintures au couteau ») et, dès lors, à opérer un renversement de ses définitions traditionnelles et/ou modernistes : de surface plane, elle devient surface concave ; les couleurs n’y sont plus assemblées mais accumulées, avant d’être creusées ; leur ordre est dicté, comme en retard (encore un mot duchampien pour qualifier le tableau) et à rebours par l’accumulation première ; la « pureté » de la peinture est métissée de volume… Si l’on s’en tient à de strictes définitions, ces œuvres d’Al Martin ne sont donc pas tout à fait des peintures, ni tout à fait autre chose. Ce sont des peintures inversées.
Gaëlle Bosser ponce, elle aussi. Mais elle ponce la peinture dont les pièces de bois sont recouvertes, pas le bois lui-même. Une fois peint à l’acrylique, le bois présente une surface lisse et brillante, les formes elles-mêmes en semblent affectées et deviennent étrangement « design », comme des volumes de plastique thermoformé. Pour retrouver la perception du bois, l’artiste opère donc un ponçage. Manière, là aussi, de faire « retour à la vierge ». Sur la face externe des galuches, le bois est rond et lisse, et présente des volumes doux, alternant le concave et le convexe. Sur la face interne, le passage de la lame de la tronçonneuse a défini des plans striés. Sur ces deux types de surfaces, le ponçage produit des monochromes aux densités irrégulières, opaques dans les sillons et les creux, semi transparentes sur les bosses, presque nulles sur les crêtes et les arêtes. Issues de la nature, ces pièces de bois se reconfigurent en paysages miniatures.
Mais les galuches ne sont pas de simples bois morts, ni des troncs. Ce sont les résidus et les indices d’un abattage. Elles recèlent quelque chose des restes, des ruines, voire des carcasses. Physiquement, elles sont le talon d’Achille de l’arbre, le positif de l’entaille pratiquée par la tronçonneuse. Il reste quelque chose de cette amputation dans les sculptures de Gaëlle Bosser. Malgré leurs couleurs pastel et leurs accessoires de soie, de fer et de verre, elles conservent quelque chose d’organique. Rampantes comme Contorsion, grimpantes comme Nacelle, pendues comme Women in balance, étendues comme Gisante, leur incontestable séduction est comme empoisonnée par quelque chose d’organique, comme de somptueuses fleurs en cours de putréfaction. Les titres eux-mêmes distillent – dissèquent ? – un vocabulaire corporel : chevelure, ventre, robe, manger… Les galuches mises bout à bout pour composer un Névroptère fonctionnent comme des modules élémentaires pouvant évoquer des vertèbres ou les sections d’une carapace. Chêne et noyer joue de l’homophonie avec « chaîne » et « noyée » : des morceaux de chêne et de noyer sont reliés par une chaîne métallique à une grosse bonbonne de verre. Le jeu de correspondances entre les matériaux, les formes et les noms tisse un ensemble où, sans qu’aucune figure y prenne part, surnagent des images de naufrages, de Méduse, d’Ophélie, d’épaves englouties, de mers de glace…
La présence du corps, et comme son empreinte, se manifeste aussi dans les peintures d’Al Martin, quoique de manière plus distanciée et plus ironique. Il s’agit effectivement d’empreinte si l’on considère La démarche est moins existentielle que le pied. Il s’agit d’une « peinture inversée » dont le motif creusé est donné par l’empreinte du pied de l’artiste. Dans ce cas, le jeu de mots porte sur le double sens de « démarche ». Le mot fait partie de ce vocabulaire emphatique et commode qui permet de qualifier à peu de frais le travail d’un artiste : sa « démarche », son « univers », « tout un jeu de… », « tout se passe comme si… ». Ce qui importe, dans le travail d’Al Martin (en tout cas, ce qui lui importe), est donc moins les extrapolations théoriques que l’on pourrait tirer des différentes procédures qu’il met en place, que ces procédures elles-mêmes, dans ce qu’elles ont de bricolées, d’improvisées ou d’automatique. Ce ne sont jamais les illustrations d’un concept, mais bien plutôt des recettes inventées et enrichies pour répondre à l’économie particulière de l’atelier. Comment passer le temps ? Comment ne rien perdre, ni copeaux, ni résidus ? Comment optimiser la production ? Comment transformer une simple opération technique en principe organisateur d’une nouvelle série ? D’ailleurs, l’humour, les jeux de mots et l’ironie imprègnent l’ensemble du travail d’Al Martin. Ainsi, la série des « peintures H. I. É » renvoie effectivement à la composition déductive de ces toiles, mais le jeu sur l’acronyme phonétique voisine – une fois de plus – ceux de Duchamp, L. H. O. O. Q. et M. É. T. R. O.
Des images du corps peuvent encore se rencontrer au hasard des toiles, formes d’yeux (L’œil multiple de rien, Trois cyclopes, autant à fumer), visages (Hallucinée la dulcinée, Pou finir par là où ça commence, Peinture inversée VIII), mains (La patte)… Mais la forme organique la plus récurrente est celle d’un os, généralement titré Os de peinture. On retrouve d’ailleurs l’os de peinture dans la pratique d’atelier, puisque les copeaux de peinture utilisées pour faire la série des « peintures au couteau » proviennent de l’écaillage de véritables os de peinture. Ceux-ci sont des bouts de bois enduits d’acrylique à leurs deux extrémités, ce qui leur confère une forme d’os ou de petite altère, et que l’artiste racle au couteau, une fois secs. À peine modifié, un peu plus creusé aux extrémités, jusqu’à manger la barre médiane, l’os se transforme en sablier (dans L’empreinte du temps). Une telle métamorphose, en apparence purement fortuite, formelle et anecdotique révèle en réalité beaucoup de la proximité et l’importance du facteur temps dans la peinture d’Al Martin. Creuser la peinture jusqu’à l’os est un travail de longue haleine, autant que d’avoir la peau de la sculpture.